Mélodyssée, c’est une aventure sonore pour découvrir l’infinie richesse de la musique de JRPG. Du chiptune originel aux orchestres modernes, des requiems intimistes aux grandioses fanfares, nous vous invitons à voyager, écouter, et ressentir à nos côtés.
Pour ce premier épisode, retour en 2016 avec un titre énigmatique et poétique, hommage sincère aux JRPG d’antan : I Am Setsuna.
Voyage d’hiver
De la neige à perte de vue: dans le monde d’I Am Setsuna, nul autre horizon que ce blanc immaculé qui drape les steppes hostiles et les villes éparses. Un minimalisme esthétique faisant écho à la quête de Setsuna, héroïne désignée comme Sacrifice, vouée à mourir pour protéger le monde. Ce choix visuel engagé est doublé d’une autre décision tout aussi radicale, celle d’une bande-son reposant exclusivement (ou presque, nous y reviendrons) sur le piano.
Pour l’anecdote, le titre japonais, difficile à traduire (littéralement “Setsuna du sacrifice et de la neige”), référence plus directement les mornes auspices sous lesquels le jeu s’annonce. On peut reconnaître à la version internationale, qui affirme l’individualité de l’héroïne, davantage de détermination et, oserait-on le dire, d’espoir.
Beginning of the End - I Am Setsuna OST
La direction artistique de cette œuvre laisse néanmoins peu de place au doute. La mélancolie résonne dès l’écran titre avec Beginning of the End, dont la lente et régulière mélodie évoque déjà le caractère implacable de la quête de Setsuna. Cet “anti-spleen”, moins ancré dans un mal de vivre baudelairien que dans une lutte dont on soupçonne déjà la futilité, tisse lentement la toile de fond de l'œuvre. Il se fait parfois dévorant, parfois subtil, dissimulé derrière les réussites et les éphémères moments de joie émaillant l’aventure.
Minimalisme assumé, monde épuré
Les JRPG ont pour coutume de proposer aux joueurs une large palette d’environnements visuels et sonores. Déserts étouffants, forêts mystérieuses… Les habitués du genre le savent. Il est fréquent d’écumer des mondes à l’image du nôtre, riches, variés, vivants. De même, rares sont les aventures émotionnellement monolithiques. Sauver le monde implique autant de morts tragiques que de quiprocomiques, pendant que les guerriers taciturnes s’attachent aux enfants turbulents, et que les manoirs hantés sont autant prétexte à l’épouvante qu’aux blagues insouciantes. Pour soutenir ces récits polyphoniques, les compositeur·rices se mettent souvent au diapason, et convoquent une galaxie d’instruments plus ou moins classiques, plus ou moins synthétiques, que nous découvrons avec plaisir, excitation et étonnement.
I Am Setsuna réfute intégralement ces habitudes et assume pleinement son choix de proposer une aventure homogène. Le piano, par sa large tessiture (plus de sept octaves) et sa versatilité, offre un éventail de possibilités unique pour un seul instrument — nous le verrons très bientôt. Tomoki Miyoshi, compositeur de la bande-son du jeu, s’est donc logiquement et rapidement tourné vers cette arme de choix, quelques minutes seulement après avoir rencontré l’équipe de production.
Naturellement, cette uniformité a un coût. L’utilisation d’instruments ou de sons inattendus est un mécanisme habituel dans les JRPG, afin de capter l’attention du public. Les chœurs de One-Winged Angel, absents jusqu’au dernier moment de la bande originale de Final Fantasy VII, en constituent un célèbre exemple. L’invocation de textures très synthétiques dans un univers orchestral est également fréquente, reflet d’un autre cliché du genre : le passage d’un monde de fantasy classique à un lieu futuriste, science-fictionnel. Celleux ayant joué à Fire Emblem Three Houses se rappelleront sans doute l’improbable dubstep de Shambhala…
La fraîche douceur de la neige
I am Setsuna - The Winter Breeze - OST
Pour fracturer l’ossature sonore de I Am Setsuna, Miyoshi exploite surtout la richesse expressive du piano. Définissons d’abord ce squelette et la recette fondamentale du jeu : une mélodie clairement exprimée, un caractère calme, et de la consonance. Le thème principal d’exploration, The Winter Breeze, incarne parfaitement la direction musicale du jeu — une boucle assez courte (moins d’une minute), une mélodie mélancolique basée sur un motif simple, mais une forme de vitalité et d’espoir qui cherche à jaillir.
I Am Setsuna OST Into the Woods ( Dazzshire Woods )
À partir de cette recette, le compositeur s’autorise des écarts d’écriture plus ou moins abrupts. Prenons par exemple le morceau Into The Woods, qui accompagne nos balades en forêt. Son introduction, presque joyeusement martiale, cède place à une section plus conforme à nos habitudes : une mélodie assez simple, aérée, soutenue par un motif rythmique régulier qui porte la musique vers l’avant. Pour conclure la boucle, le morceau nous emmène vers une section plus solennelle, ponctuée d’une envolée lyrique assez inattendue, avant de revenir sans concession aux premiers accords scandés.
I am Setsuna - Lighthearted - OST
I Am Setsuna nous propose aussi quelques moments de légèreté. Le morceau Lighthearted, nommé fort à propos, manifeste son caractère enjoué par une mélodie dansante, enrichie d’ornementations espiègles (ces petites notes décoratives jouées rapidement…). L’accompagnement, d’abord pensé comme celui d’une valse traditionnelle sur trois temps, prend quelques libertés lors de la dernière section et se fond pratiquement avec la mélodie, comme si main gauche et main droite se répondaient.
Le piano face au conflit
I am Setsuna - Deadly Gamble - OST
Si les paisibles balades sont un langage naturel pour le piano, le véritable défi posé à l’instrument s’incarne lorsque l’action survient. Les moments de tension et de danger sont accompagnés par Deadly Gamble et ses accords violemment dissonants, scandés sans préambule. La crispation physique induite par les tritons (nom d’un intervalle fort disgracieux, parfaitement expliqué par Bill Bailey pour les anglophones curieux) manifeste ainsi une rupture presque exagérée avec l’atmosphère profonde du jeu.
I am Setsuna - No Turning Back - OST
I am Setsuna - Relentless Advance - OST
Le compositeur s’est aussi et surtout réservé un luxe pour les musiques de combat : des percussions, principalement synthétiques, viennent soutenir le piano pour garantir une intensité et un rythme plus marqués, quel que soit l’enjeu. No Turning Back, piste des monstres standard, jouit d’une mélodie assez légère, d’un registre plutôt aigu, et d’une structure homogène ; à l’inverse, Relentless Advance, qui embrase les joutes face aux boss, déborde de tension, de dissonances, et progresse d’une façon moins prévisible.
I am Setsuna - Immovable Object - OST
I am Setsuna - Unstoppable Force - OST
Votre dévoué serviteur avoue sans peine une passion pour les thèmes de boss finaux. Point culminant d’une aventure ayant souvent duré plusieurs dizaines d’heures, il permet aux compositeur·rices de lâcher les chevaux et de se faire plaisir. Dans le monde des JRPG, on y convoque habituellement un orchestre complet, des ensembles rock, des chœurs, des structures longues et diversifiées, de nombreux motifs musicaux déjà entendus tout au long de l’aventure, voire même le thème principal du jeu… Ces hymnes cathartiques et généreux nous donnent le courage de nous battre sans retenue face à un formidable adversaire. Compte tenu des contraintes dont nous avons discuté, Miyoshi œuvre avec plus de retenue pour l’ultime combat de I Am Setsuna. Immovable Object porte une solennité et une gravité adéquates, mais sa construction reste finalement très classique ; elle se distingue très modestement de Unstoppable Force, entendues plusieurs fois face aux mini-boss pavant la route du “grand méchant”.
I am Setsuna - End's Journey - OST
Nous sommes tentés d’achever cette balade dans le monde enneigé de Setsuna avec End’s Journey, dont jaillissent la détermination inébranlable d’une héroïne courageuse, et la certitude que la fin du voyage, si douce-amère qu’elle soit, aura le goût d’un combat mené à son terme, avec toute notre énergie. Métaphore imprévue du jeu lui-même ? Nous vous laissons juger de cela…
Ainsi s’achève cette première chronique musicale. Jouez à I Am Setsuna, écoutez (et achetez !) sa bande-originale, et partagez vos ressentis sur cette œuvre élégante.
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