Quelque chose manquait. Comme une mélodie que l’on n’avait jamais entendue, mais dont l’absence résonnait tout de même, comme un souvenir qui n’aurait jamais dû exister. Dans un laboratoire oublié, coincé entre les néons d’Akihabara et les ruines d’un futur dévié, un archiviste exhuma un artefact sans origine : un boîtier effacé, à peine griffé d’un nom presque illisible. Aucun index ne le répertoriait. Aucun joueur ne s’en souvenait. Et pourtant, son empreinte hantait les circuits comme un rêve que la machine elle-même aurait tenté d’oublier. Nous étions en 1986, ou du moins, dans ce qu’il en restait.
Dans les ruelles lumineuses de Tokyo, les enfants jouaient parfois à inventer une histoire. Avec des monstres gentils. Des épées magiques. Des herbes médicinales. Ils ne savaient pas d’où cela venait et s’en fichaient. Ce qu’ils voulaient, c’était vivre des péripéties magiques. Qu’elle furent compréhensibles, colorées, capables de traverser le temps, sans s’encombrer de règles aussi nombreuses qu’inutiles. À Osaka, un studio indépendant créa un ludiciel expérimental. Dans le code source, un fichier s’intitulait puff_puff_event.txt. Le directeur jura qu’aucun de ses employés ne l’avait écrit. Pourtant, lorsqu’on le lisait, une ligne apparaissait : « Vous ne comprenez pas ce qui se passe… mais c’est agréable... ». Personne n’osa le supprimer.
Des événements comme ceux-là, il en existait plein. Et là-bas, tout au fond de l’horizon, les étoiles parfois se croisaient — dessinant dans le ciel un sillage aussi majestueux que les ailes d’un dragon en plein vol. Le phénomène avait un nom — du moins, chez ceux qui osaient en parler : le Syndrome Quest. Des parcelles de codes inachevées, qui se ressemblaient sans s’imiter, apparaissaient ici et là, comme porteurs d’un code génétique commun. Avec tous, le même moteur de jeu qui refusait de compiler.
Mais une nuit, tout se regroupa en un point si dense que l’espace lui-même sembla vaciller. Plus de couleurs, plus de sons. Juste cette lumière éblouissante. Et puis… un souffle. La silhouette devint claire. Elle grandit, elle respira. Elle se tint droite, le regard posé droit devant elle, comme si elle connaissait déjà le chemin. Un jeune homme. Ni armure, ni épée. Seulement une aura ancienne, presque familière. Comme s’il portait en lui les fragments d’une quête perdue. Son nom n’existait pas encore. Mais les données éparpillées dans les rêves, les disques durs, les partitions et les pixels l’appelaient le Héros. Il ne savait pas comment il était arrivé là. Il était fait d’idées, de mécaniques, d’instinct de progression, d’émerveillement et de courage. Son cœur battait au rythme d’une aventure sans interface aucune.
Dans l’archipel nippon, un homme rêvait de mondes fantastiques. Il écrivait, sans relâche, comme pour retenir quelque chose qui fuyait. Ses récits se perdaient dans des alcôves interactives, flirtant avec le jeu sans jamais l’embrasser. Il parlait parfois d’un chevalier aux cheveux bleus. D’un roi sans trône. Ultima le hantait, Wizardry l’inspirait — mais rien n’éclot.
À quelques districts de là, un musicien dirigeait un orchestre de silence. Sous ses gestes, la musique respirait, mais ne chantait jamais tout à fait. Une ritournelle étrange lui revenait parfois, à la tombée du soir, quand le vent passait sur les cordes d’un violon désaccordé. Une marche héroïque qu’il n’avait jamais notée. Juste ressentie.
Au même moment, un artiste dessinait des mondes froids, où les machines avaient remplacé les dieux. Ses créatures n’avaient pas d’yeux ronds, pas de sourire. Mais dans les marges de ses planches, entre deux bolides interstellaires, des ombres minuscules apparaissaient. Des formes rondes, vacillantes, grotesques presque — et pourtant familières. Il les effaçait à chaque fois. Elles revenaient. Ils étaient là. Tous les trois. Enracinés à la même terre. Mais le destin, ce jour-là, ferma les yeux.
Ces trois noms étaient gravés dans les circuits de l'âme du héros silencieux. Celui que les 0 et les 1 avaient eu tant de mal à construire. Chaque pas que cette créature faisait attirait à lui les morceaux épars d’une épopée divine. Des gluants apparaissaient dans les flaques. Les menus sur fond noir reprenaient forme dans les reflets des vitres. Des coffres surgissaient dans les ruelles vides. Et partout, des personnes, comme possédées, commençaient à lui parler :
— Je ne retrouve plus mon chien !
— Ma fille s’est perdue dans la grotte à l’ouest d’ici !
— Où ai-je pu perdre l’alliance de mon défunt mari ?
Ces êtres reprenaient ensuite leurs esprits.
Chaque requête s’écrivait à mesure qu’on l’interpellait. Comme si ces fragments de quêtes étaient autant de clés, de déclencheurs. Il marchait sans carte, mais savait où aller. Il s’arrêtait parfois, fixait l’horizon, puis reprenait sa route. Les passants juraient avoir vu son ombre trembler, comme si elle appartenait à plusieurs mondes à la fois. Une musique, presque imperceptible, commença à flotter dans l’air. Trois notes. Puis quatre. Un motif familier, oublié, et pourtant si juste. Cette mélodie ne venait de nulle part, et pourtant, elle s'invitait dans les lampadaires, dans le ronronnement des distributeurs automatiques, dans le cliquetis discret des stores fermés.
Quelque chose se réveillait.
À mesure qu’il progressait, les ombres devenaient plus denses. Les néons clignotaient sans raison. Un panneau publicitaire afficha, une fraction de seconde, une carte en pixels grossiers — une ville, une forêt, une montagne au loin. Ensuite, plus rien...
Il s’arrêta net. Dans une place déserte, un portail se dressait devant lui. Il n’était pas là l’instant d’avant. Il ne portait aucun symbole. Juste un léger souffle de brume, qui s’échappait par l’interstice. Il s’en approcha. Et alors qu’il tendait la main vers ses lueurs bleutées, une voix retentit. Ancienne et tissée d’algorithmes, presque électronique, elle murmura simplement :
— Dis-moi quel est ton vrai nom ?
C'est à ce moment que l'univers, le temps d'une seconde, sembla retenir son souffle...