La souffrance le submergea. Chaque muscle de son corps hurlait sous l'effort. Ses poumons, lacérés par l'air brûlant, refusaient de se gonfler. Ses jambes, vrillées par l'épuisement, tremblaient à chaque pas. Ses mains saignaient à force de serrer une garde devenue lourde comme le plomb. Sous sa peau, chaque nerf vibrait d'une douleur sourde. Son regard, voilé de larmes, de poussière et de sang, peinait à distinguer la frontière entre le réel et l'agonie. Le monde l’écrasait. Il n’était plus qu’une braise vacillante au milieu d'une tempête de coups.
Et soudain, tout se figea.
Le vacarme du combat s’éteignit, le vent cessa de souffler, les éclairages suspendirent leur scintillement. Dans ce calme absolu, une sphère lumineuse s’approcha lentement. Elle irradiait une chaleur douce, presque maternelle. Devant lui, flottait une entité impossible à définir. D’une beauté si pure qu’aucun mot n’aurait pu la contenir.
— Bonjour, Héros… Je sais, tu ne comprends rien. Mais il le fallait. Ce sont mes dernières forces qui m'ont menée jusqu'à toi. Ne te sens pas seul, car même si l'ombre de ce monde te tourmente, il n'en a pas toujours été ainsi.
La clarté, au fil des mots, se dissipait. Et cette voix si douce et harmonieuse s'essoufflait peu à peu.
— Sauve notre monde... Je t'en supplie !
Le jeune guerrier, haletant, les genoux vacillants, fut comme aspiré par sa présence. Un poids invisible le tirait vers le sol, comme si toute sa fatigue, tout son doute, venaient d’être autorisés à exister.
— Tu es brave. Ton cœur est pur. Mais tu ne peux porter seul un fardeau aussi grand. Retrouve-les !
Ses mots entraient en lui comme un rayonnement pénètre une pièce plongée dans la nuit. Il n’avait jamais entendu cette voix, et pourtant, elle allégeait son être.
— Prends ceci. C’est à toi.
Alors, une marque se grava sur son front : trois traits, nets, incandescents. Ses cheveux se dressèrent comme frappés par la foudre, puis se teintèrent de bleu. En un instant, les océans, la terre, les cieux et les étoiles accordèrent leur pouvoir à son souffle. Son corps s’embrasa.
Il se redressa.
Le temps reprit. Le dragon ouvrit grand ses yeux. Le jeune homme bondit sur ce qui était devenu sa proie. « Mes jambes souffrent » marmonna-t-il, mais son esprit, emparé par une magie incompréhensible, le poussait vers l'avant. Il esquiva le premier coup fulgurant du monstre. Une parade vint ensuite.
— Je dois le faire !
Il sentait son souffle faiblir, mais ce n'était rien face à la puissance de sa détermination. Une griffure lui trancha net la peau de son bras. Le sang qui coulait épousait la vitesse de son attaque, dans une danse aussi somptueuse que macabre. Le poignet retourné, le pied en appui, il transforma son corps en une véritable structure indestructible et, dans un cri des plus magistraux, l’épée fendit l’air...
Le coup était parfait, fulgurant, comme une vague d'énergie qui scinda la ville en deux frontières rectilignes. La créature titanesque, dans le passage de cette déferlante, fut tranchée nette, ses deux moitiés se séparant l’une de l’autre avec une lenteur cosmique.
— J'ai réussi... Enfin !
Le corps de la bête, en morceaux, commença à se désintégrer. Des poussières brillantes s'en échappaient comme porteuses d'un message poétique, pour enfin se dissoudre au son d'un carillon à travers le néant.
Et puis… le silence.
Concluant cette danse martiale d'un revers de l'épée pour en dégager la chair, le chevalier se retourna. Il ne pouvait laisser cette divinité s’évanouir sans un mot. Mais lorsqu’il tourna la tête, elle n’était déjà plus là. Le temps de glisser son arme dans le fourreau, il ne restait d’elle que des traces diffuses, une chaleur encore suspendue dans l’air.
Ses mains tremblaient encore, parcourues par les échos de la puissance qu’il avait reçue.
Il était seul... à nouveau. Dévasté de ne pouvoir la remercier.
Seul, dans ce lieu qu’il ne connaissait pas… et pourtant, il tentait de comprendre ce qu'il pouvait bien lui arriver.
Les marques, dissimulées sous ses mèches, continuaient de luire faiblement. Et ce n’était pas sans douleur qu’il les sentait vibrer sous sa peau. Pourtant, à chaque pas, l’une d’elles s’atténuait, comme si son avancée apaisait peu à peu leur brûlure. Elles ne guidaient pas seulement son corps — elles traçaient un chemin vers une forme de guérison, dans son esprit, trois silhouettes apeurées par ce monde en ruine.
— À quoi bon exister, si ce n’est pour souffrir ? se dit-il, dans un souffle presque inaudible.
Il se laissa porter par cet étrange équilibre entre douleur et apaisement, chaque pas devenant une boussole sensible. Il marcha là où la souffrance faiblissait, là où la chaleur des marques devenait supportable. Et dans cette direction, il se sentit soudain moins seul — comme si enfin, quelque chose, quelque part, marchait à ses côtés.
Dans le silence, alors que ses pensées s’étiolaient dans le sillage des pas, un détail lui échappa — ou plutôt, il ne sut pas le voir. Lorsque le dragon s’était effondré, ses restes ne s’étaient pas dissipés complètement. Une partie de lui — une aile, ou peut-être une griffe — était restée figée dans l’air, comme suspendue hors du temps. Translucide. Un fragment de code pur, flottant à quelques centimètres du sol. Et pourtant, au moment de quitter la place, ce résidu s’était brièvement mis à clignoter, à réagir à l'éclat des marques sur son front. Une pulsation, à peine perceptible, calée sur les battements de son cœur. Il n’avait pas tourné la tête, absorbé par l’élan du soulagement. Mais une infime étincelle s’était alors propagée depuis ce fragment vers le sol, courant le long des fissures noires laissées par l’affrontement. Quelque chose s’était transmis. Non pas une malédiction, ni une bénédiction — autre chose. Un souvenir inscrit dans le vide. Et dans cette ville-monde en mutation, où les architectures se confondaient, cette chose inconnue avançait elle aussi.
Alors qu’il progressait, la lumière des marques sur son front vacilla à peine, presque soulagée. Autour de lui, le décor changeait lentement. Les néons blafards cédaient la place à des lanternes suspendues, tremblotantes dans la brise. Les gratte-ciels, pourtant toujours là, fusionnaient avec d’étranges structures médiévales : des toitures en tuiles vernissées surplombaient des enseignes modernes, et des murs de pierre se fondaient dans l'acier. Un puits trônait au centre d’un carrefour, encadré de bancs en bois patiné. Des jardinières remplies d’herbes médicinales remplaçaient les distributeurs automatiques.
Il était arrivé dans une sorte d’enclave. Un village typique aux couleurs chatoyantes qui illuminait la nuit noire. Les passants ne remarquaient pas l’étrangeté de leur environnement. Certains portaient des tenues d’aventuriers, d’autres, des uniformes d’écoliers. Et au milieu de cette dissonance paisible, une enseigne en bois l’attira : « Le Havre des Aventuriers ».
Le héros poussa la porte. L’intérieur baignait dans une lueur chaude. Les murs étaient tapissés de boiseries, et une cheminée diffusait une chaleur douce malgré la froideur nocturne. Derrière le comptoir, une jeune femme leva les yeux vers lui, un sourire sincère au coin des lèvres.
— Bienvenue à l’auberge ! Tu as l’air fatigué… Tu peux te reposer ici autant que tu veux.
Elle portait une robe longue blanche, et ses cheveux d'un bleu perçant étaient attachés en une natte soignée. C’était Bérengère, l’aubergiste. Sa voix était douce, presque familière.
— Tu viens d’un long voyage, pas vrai ? C’est souvent comme ça… au début.
Elle ne posa pas de questions. Elle tendit une clé.
— Chambre au fond du couloir. Tu verras, ici, le temps ralentit un peu. Aussi, profite du buffet pour te restaurer, il nous reste quelques côtes de Porcier à la sauce blanche.
Le héros la remercia d’un simple hochement de tête sans dire un mot. Il monta les marches, traversa le couloir son plateau à la main. Ses pas étaient lourds, mais dans sa poitrine serrée qui peinait à accueillir ne serait-ce qu'un peu d'oxygène, quelque chose s’était apaisé. Peut-être pour la première fois depuis son apparition, il sentit qu’il pouvait lâcher prise. Juste le temps d'un instant.
Il entrouvrit la porte. Une petite chambre, simple, l’attendait. Lit de bois, table, fenêtre entrouverte sur la ville hybride. Il s’allongea sans retirer son épée, un morceau de viande à la bouche. Les marques sur son front s’étaient presque éteintes. La douleur aussi. Il ferma les yeux. Et cette fois, il dormit.
Profondément...