Il faisait beau ce jour-là. La lumière passait à travers les stores vénitiens, projetant sur le mur des bandes alternées d’ombre et de clarté. Ce motif me rassurait. Il se répétait chaque matin avec la même rigueur géométrique, et je le laissais glisser sur mes murs comme une horloge silencieuse. Il n’y avait ici ni bruit inutile, ni surprise. Juste moi, et le monde que j’avais organisé tout autour.L’appartement n’était pas très grand, mais chaque centimètre carré y avait une fonction précise. Tout y était bien pensé.Le long du mur principal, des étagères sur mesure abritaient ma collection : des rangées parfaites de boîtes de jeux vidéo, soigneusement rangées par console, puis par ordre alphabétique. Je connaissais leur emplacement par cœur. Les boîtiers cartonnés de la Super Nintendo. Les jaquettes colorées et épaisses des jeux PlayStation. Les cartouches grises empilées comme des briques de mémoire.
En haut, à l’abri de la poussière, trônaient quelques pièces rares. Une console édition limitée, jamais déballée. Une figurine articulée de Link encore dans son emballage d’origine. Un vieux casque audio de la première génération, posé sur un socle comme une relique sacrée. Chaque objet avait été nettoyé, restauré parfois, puis placé là comme dans un musée personnel dont j’étais à la fois le gardien et le seul visiteur.
Le sol était recouvert d’un tapis gris, doux et uniforme. Je l’avais choisi parce qu’il n’agressait ni les pieds ni les yeux. Aucun motif. Juste une texture lisse et rassurante. Les murs étaient blancs, mais parsemés d’affiches encadrées — des couvertures de magazines spécialisés, des captures d’écran, parfois même des schémas techniques de vieilles consoles que j’avais récupérés sur Internet et imprimés moi-même, en haute résolution.
Un bureau, simple, noir mat, faisait face à l’écran plat posé sur un meuble bas. Là, ma console principale — une machine moderne, discrète, sans clignotement inutile — attendait d’être réveillée. Autour, une manette parfaitement alignée, un casque audio, un chiffon en microfibre.
Tout était propre. Droit. Réfléchi.
Dans cette pièce, les bruits du dehors n’entraient pas. Les gens n’entraient pas non plus. C’était une bulle. Un cocon.
Je m’assis sur le tapis, dos contre le lit, les jambes repliées. Mes mains glissèrent machinalement sur la surface lisse. J’avais mes repères ici. Trois pas du bureau à la bibliothèque. Deux pas et demi du lit à la télévision. Chaque distance avait été mesurée.
Et pourtant, parfois, même dans cet ordre parfait, quelque chose surgissait. Un souvenir. Un bruit venu d’avant. Une image.
Élise.
Je la revois, dans la cour de l’école. Le soleil était vif ce jour-là. Je m’étais arrêté de jouer. Elle m’avait tendu cette petite machine — grise et tiède entre ses mains. Sur l’écran, des formes bougeaient au rythme d’une musique électronique. Elle m’avait offert un fragment de son monde, sans se moquer. Juste un geste. Et j’avais voulu, moi aussi, comprendre. Participer.
Mais tout avait dérapé.
Je n’étais pas prêt. Le son, les couleurs, les regards autour de moi, l’impatience d’Élise, le poids de la machine. Tout cela m’était tombé dessus d’un coup, sans avertissement. Une déferlante. Mon cœur s’était mis à cogner dans mes tempes. Mes mains avaient perdu leur force. Le sol m’avait happé. Et dans le lointain, j’avais entendu des cris.
— Il fait une crise d’épilepsie !
Mais non. Ce n’était pas ça.
Ce n’était jamais ça.
Je me souviens de la lumière crue.
Celle des néons du plafond, blanche et agressive, sans chaleur, sans nuance. L’odeur aussi. Ce mélange de désinfectant et de plastique stérile, comme si l’endroit cherchait désespérément à faire fuir toute forme de vie. J’étais allongé sur un brancard, les bras le long du corps, aligné, comme dans une boîte.
Ils m’avaient récupéré dans la cour, étendu au sol, incapable de parler. J’entendais encore les voix affolées autour de moi, les bruits amplifiés, trop proches, trop forts. Puis un couloir. Des pas précipités. Le ronronnement du moteur de l’ambulance. Le temps s’était étiré, distordu.
Et maintenant, j’étais là.
L’hôpital.
Tout y était d’un blanc éclatant. Comme si le moindre excès de couleur risquait de perturber le système. Dans cette salle, je me sentais de trop. Même les murs semblaient me fixer.
À côté de moi, mes parents. Assis, l’air inquiet, mais aussi maladroitement à l’écart. Comme s’ils n’osaient pas bouger, de peur de déranger un monde qui ne leur appartenait pas. Mon père tapotait nerveusement ses genoux. Ma mère s’accrochait à son sac comme à une bouée. Ils attendaient des réponses.
Le médecin entra, vêtu de son uniforme impeccable. Il parlait vite, sans émotion. Un homme fonctionnel, formé à tout comprendre sauf ce qu’il ne voyait pas.
— Probablement une insolation. Il faisait très chaud aujourd’hui. Ce genre d’épisode peut arriver chez les enfants. Rien d’inquiétant.
Je baissai les yeux. J’aurais voulu parler. Dire que ce n’était pas le soleil. Que ce n’était pas la chaleur. Que quelque chose en moi s’était effondré. Mais je n’en avais pas les mots. Je ne les avais jamais eus.
Je hochai la tête, machinalement. Mon père remercia le médecin. Ma mère m’effleura la main. Ils semblaient soulagés.
Moi pas.
Je sentais que quelque chose avait changé.
Après cet épisode, rien ne fut plus tout à fait pareil. Une faille s’était ouverte. Invisible aux autres, mais béante pour moi.
Je n’arrivais plus à marcher seul dans la cour sans craindre que cela recommence. Le soleil était devenu un ennemi. Son éclat, sa chaleur, même son reflet sur les vitres me mettaient mal à l’aise. Comme s’il avait vu quelque chose en moi ce jour-là.
Le monde extérieur m’était devenu hostile, imprévisible. J’en avais peur. Peur du bruit. Peur du changement. Peur du ciel. Peur de tout ce que je ne pouvais pas contrôler.
Et moi, je me repliai.
Dans ma chambre. Devant mes écrans. Là où rien ne bouge sans raison. Là où les règles sont toujours les mêmes.
Je ne sortais plus vraiment.
Au début, mes parents pensaient que c’était temporaire. Une forme de peur passagère. Un mauvais souvenir qui finirait par s’effacer. Mais ce n’était pas une peur qui passe. C’était une peur qui s’installe. Une peur qui se reproduit. Une peur qui s’organise.
Je trouvais mille excuses pour rester à l’intérieur. Le soleil me faisait mal aux yeux. Le vent trop puissant. Les autres enfants horriblement bruyants. Mon ventre me faisait mal. Ma tête tournait. Et parfois, tout cela était vrai. Du moins, cela le devenait. À force de l’imaginer.
Je m’inventais un espace dans lequel je n’avais plus besoin de sortir.
C’est mon oncle, je crois, qui m’a offert ma première console. C’était une version d’occasion, légèrement rayée sur les côtés, avec un seul jeu dedans. Un vieux jeu de plateforme. Des pixels grossiers. Une musique répétitive. Mais pour moi, c’était suffisant.
Dès que je l’ai tenue dans les mains, j’ai ressenti ce qu’Élise avait dû ressentir. Ce calme étrange, cette concentration absolue. Tout y était réduit à quelques règles simples. Sauter. Éviter. Avancer. Recommencer. Et surtout : comprendre.
Les jeux avaient un langage que je pouvais traduire. Ils ne m’interrompaient jamais. Ne me posaient pas de questions. Ils me laissaient revenir autant de fois que nécessaire jusqu’à ce que je réussisse. Ils ne riaient pas. Ne me jugeaient pas si je mettais le son en muet. Ils étaient toujours là. Parfaits dans leur répétition.
Je me suis mis à collectionner. D’abord quelques jeux. Puis des dizaines. Puis des centaines.
Je me souvenais des dates de sortie, des développeurs, des codes cachés. Mon esprit se remplissait de ce savoir que personne ne me demandait. Mais moi, j’en avais besoin. Comme une architecture intérieure. Une manière de garder l’existant debout.
À l’école, j’étais de plus en plus absent même dans ma présence. Le bruit m’écorchait. Les changements de salle, les visages, les odeurs, tout me désorientait. J’apprenais à sourire au bon moment. À baisser les yeux. À faire semblant. Mais chaque jour me coûtait davantage.
Alors le soir, je rentrais, j’ôtai mes chaussures en les alignant bien droites, et j’allumais ma console. Là, enfin, je pouvais respirer.
Je n’étais pas seul dans ma chambre.
J’étais ailleurs…