Le drap était doux. Ma main s’y attarda un instant, effleurant les plis discrets d’un tissu trop souvent lavé. La lumière du matin filtrait en silence, révélant les contours d’une pièce ordonnée, étrangère à toute logique d’espace ou de temps. Rien ne bougeait. Pas un bruit, pas un souffle. L’air portait une odeur sèche, semblable à celle d’un placard trop longtemps fermé, où flottait à peine le parfum oublié d’un sachet de fleurs séchées. Chaque objet semblait à sa place, à sa juste distance. Ici, le chaos n’avait pas droit d’entrée.
— Je suis fatigué...
Fatigué de vivre dans un monde sans scrupules. Pourtant, il existait d’autres réalités, d’autres mondes. Des dizaines, des centaines peut-être. Il suffisait d’écouter. Moi, je voulais vivre autre chose : traverser les vallées, sentir le vent dans mes cheveux, suivre le soleil — toujours le même, celui qui nous rendait plus forts.
— Je n’ai plus la force...
Mes mains me semblaient vides. Des picotements les parcouraient jusqu’aux ongles. C’était sûrement le sang, hésitant, comme s’il ne trouvait plus son chemin, privé de l’élixir de vie qui irrigue chaque partie du corps. Mon corps était un univers. Un système complexe que même les plus grands scientifiques n’auraient jamais pu vraiment comprendre.
J’étais là, assis, dans un mutisme profond. Seuls mes yeux observaient, témoins passifs de cette immobilité. Et c’était suffisant. Dans cette pièce, je me sentais apaisé. C’était un endroit où je pouvais vivre à ma manière. Je souris.
Puis des bruits de pas résonnèrent dans le couloir. Tous mes sens se tendirent. Mon cœur accéléra, mes mains se mirent à trembler. Une chaleur désagréable monta en moi, se répandit dans mon ventre. La réalité se mélangeait à cette sensation de brûlure. Je connaissais cette impression : c’était l’enfer. Pas un enfer de flammes, mais cette anxiété brutale, sourde, qui me paralysait devant la porte.
— Ce ne sont que des pas, me dis-je, le souffle court.
Je me saisis de mon casque audio. Une fois sur mes oreilles, le monde extérieur s’éteignit. Le bruit disparut. Mes doigts cessèrent de trembler, ma poitrine retrouva peu à peu un rythme normal. Ce monde me rejetait, je le sentais dans chacun de ses détails. Il ne voulait pas de moi. Tout, jusqu’au moindre son, au moindre reflet, me le rappelait : je n’avais pas ma place ici.
Pourtant, avec cet outil sur la tête, tout devenait plus clair, plus limpide. Les bruits, tout à coup, laissaient place au vide, malgré les notes, les accords et les percussions. Je savais que c’était, pour moi, une sorte de traitement. Le son se dirigeait profondément dans cette peuplade de pensées tourbillonnantes, les faisant taire une à une avec une précision chirurgicale. Ensuite, le calme.
Et cette fenêtre, si mystérieuse, laissait apparaître la vie, les gens, le bruit des voitures, les devantures éclairées durant la nuit — et moi, les regardant, incapable de comprendre pourquoi ce décor, aussi beau et complexe fût-il, était la source même de mon mal-être. Je connaissais le sens de ma fuite, j’en distinguais les contours grâce à des dizaines de praticiens. Ces pauvres âmes, obligées d’écouter les hantises les plus absurdement formulées de mes démons intérieurs, ceux qui souriaient de me voir abattu au sol, les jambes tremblantes, incapable d’avancer.
Je savais que ce n’était pas sain, enfermé par mon propre désir de liberté, et pourtant, cela se révélait être le seul moyen.
Jusqu’au jour de mes dix ans, tout allait bien. Puis la malédiction s’est insidieusement ancrée dans chacune de mes habitudes. Les premiers épisodes furent troublants. Un jour, alors que je jouais au ballon dans la cour de l’école, je vis soudainement une jeune fille. Une blondinette aux yeux bleutés, vêtue de blanc. C’était l’été. Je m’arrêtai un instant, juste pour pouvoir la regarder. Je connaissais son nom : Élise. La grande sœur de Thomas, la fleur aimée de tous. Elle récitait les poèmes comme personne. Elle, dans toute sa fragilité, semblait porter une compassion des plus profondes. Aidant l’un pour ses leçons, l’autre pour son chagrin d’amour. Elle portait en elle ce pouvoir. Et moi, je n’étais qu’un simple pion sur l’échiquier de sa vie, avançant en souffrance, dans l’espoir de lui décrocher ne serait-ce qu’un sourire.
— Tu es très jolie aujourd’hui, lui dis-je en baissant les yeux, le visage enfoui dans mes épaules. Tu veux jouer au ballon avec moi ?
Elle ne m’entendit pas. Les yeux rivés sur un dispositif muni d’un écran et de quelques touches. Un reflet vert se mouvait à l’intérieur, la lumière vacillante dessinant des formes anguleuses, presque vivantes. Elle tenait l’objet à deux mains, les pouces dansaient mécaniquement sur les boutons usés. De petits sons électroniques, secs et réguliers, s’échappaient de la machine, comme le langage secret d’un monde miniature. On aurait dit qu’elle dialoguait avec une entité enfermée derrière la vitre. Chaque mouvement de ses doigts déclenchait une réaction, une course, un saut, un choc. Elle ne souriait pas, mais tout son être était absorbé, suspendu dans cette étrange communion.
— C’est une console de jeu..., me dit-elle, toujours avec la même concentration, m’empêchant de percevoir le moindre sentiment sur son visage.
Elle était la machine, et moi, je me retrouvai simple spectateur de cette étrange hérésie, ce lien qui la coupait du monde extérieur. Comme si, le temps d’un instant, tout le reste était gelé. Je la regardai. Puis, l’instant d’après, d’une voix douce, elle fit résonner ses paroles en ma direction :
— Tu veux essayer ?