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Derrière la fenêtre — Chapitre 3 — Élise

Je n’ai jamais su si c’était elle ou l’instituteur qui avait proposé qu’on fasse le projet ensemble. Un exposé sur les planètes. Jupiter, Saturne, Pluton — que j’insistais déjà à appeler “planète naine”, ce qui faisait rire Élise. Elle n’aimait pas les règles, ou plutôt, elle aimait les contourner sans jamais les briser. Une sorte de danse que je ne comprenais pas, mais que je regardais avec fascination.

Elle est venue un mercredi. Puis un autre. Toujours à la même heure. 14 h 04.

Ma mère faisait semblant de ne pas nous observer, mais je voyais ses pas ralentir dans le couloir quand Élise parlait trop fort ou quand elle touchait à mes étagères. La première fois, elle a voulu s’asseoir sur mon lit.

J’ai dit non.

Elle a ri, pensant que je plaisantais. Puis elle a vu mon regard, fixe, et elle s’est arrêtée.

— Tu fais tout le temps ton lit ?

— Oui.

Elle n’a rien dit. Elle a simplement regardé autour d’elle. Elle n’a pas souri, mais elle n’avait pas peur non plus. Ce n’était pas de la moquerie. Elle avait compris quelque chose que je n’avais pas su formuler.

Nous avons travaillé sur Uranus cet après-midi-là. Elle dessinait les anneaux en mauve, moi je corrigeais la distance au Soleil. Elle posait beaucoup de questions. Je répondais peu, mais elle insistait sans jamais me forcer.

— Pourquoi t’as autant de consoles ? Tu les allumes toutes ?

Je hochais la tête. Elle a pris l’une des cartouches, la plus rare. Une japonaise. Elle a soufflé dessus avant de la remettre. J’ai eu un frisson. Pas de colère. Pas encore. Mais une alarme douce. Un léger tremblement à l’intérieur.

Je voulais qu’elle revienne. Je voulais qu’elle parle. Mais je ne voulais pas qu’elle touche.

Elle revenait chaque semaine. Elle s’asseyait toujours à la même place, au bord de mon tapis, jambes croisées, les coudes en arrière pour se soutenir. Elle avait des t-shirts larges avec des dessins d’animaux ou de groupes que je ne connaissais pas. Elle mâchait souvent un chewing-gum à la fraise et le collait contre l’ongle de son pouce quand elle écrivait. J’aurais pu dessiner ses gestes de mémoire. Je les notais tous. Comme si c’était un langage secret qu’il fallait apprendre.

Elle ne me jugeait pas. Pas comme les autres. Elle s’amusait parfois de mes phrases trop précises, ou de mes remarques encyclopédiques, mais elle ne les rejetait pas. Au contraire. Elle me laissait parler, et même quand je m’emmêlais, elle attendait. Sans rire. Juste là. Présente.

Mais ce jour-là… quelque chose a glissé.

Je ne sais pas si elle était plus agitée que d’habitude ou si c’est moi qui étais moins solide. Le temps était lourd. Il faisait chaud dans la pièce, le soleil entrait sans permission, et la lumière frappait fort, presque blanche. J’avais déjà demandé à ma mère de ne pas ouvrir autant les stores, mais elle avait oublié.

Élise s’est levée.

Elle tournait autour de mes étagères pendant que je collais des planètes sur notre panneau. Je ne la regardais pas, mais je l’écoutais respirer, marcher, toucher.

Puis elle a pris la boîte bleue. Celle où je rangeais les notices pliées et ordonnées.

Je me suis senti mal.

— C’est quoi ça ? On dirait des modes d’emploi, c’est débile de garder ça…

Elle a commencé à en sortir un, un vieux feuillet en japonais. Elle l’a déplié. Mal. Elle a marqué une pliure nouvelle, irrégulière.

— Pose ça.

Ma voix était sortie plus vite que je ne l’avais voulu. Tranchante.

Elle a sursauté, mais elle a souri.

— Ooooh, monsieur est en colère ? C’est juste un papier, t’es trop bizarre parfois…

Elle a levé la main, comme pour me le lancer. Pour jouer.

Et là…

Je ne sais pas ce que j’ai fait.

Je crois que j’ai couru vers elle. Que j’ai arraché la feuille de ses mains. Que mes doigts l’ont effleurée brutalement. Peut-être que je l’ai poussée. Je ne me souviens plus exactement. Mais elle est tombée. Sur le sol. D’un coup sec. Le bruit de son coude contre le parquet a claqué dans la pièce. Comme un os.

Je suis resté debout. Haletant. Les mains tremblantes.

Elle ne m’a pas regardé. Elle s’est relevée lentement, sans rien dire. Les yeux rouges. Le visage fermé. Et elle est partie. Elle a claqué la porte.

Je n’ai pas bougé.

Je ne suis pas allé chercher ma mère.

Je suis resté là. Le papier encore froissé dans la main.

La lumière avait tourné. Elle s’étalait maintenant sur le tapis, découpant une forme étrange qui tremblait légèrement avec les mouvements des stores. L’air paraissait plus lourd, ou c’était moi qui respirais moins bien. Je n’avais pas mal. Je n’étais pas triste. C’était plus vaste que ça. Un vertige. Comme si la pièce était devenue trop grande. Ou trop vide.

Je suis resté debout, longtemps. Puis assis. Puis couché, sur le sol, face contre le parquet. J’entendais les bruits de la rue, en sourdine. Les vibrations de mes palpitations dans mon estomac. Rien ne bougeait. La boîte bleue était tombée, renversée, et les notices dépassaient. Mais je n’ai pas eu la force de les remettre.

J’ai voulu pleurer, mais rien n’est venu.

Je crois que c’est ce jour-là que j’ai commencé à avoir peur du bruit. Des gestes.

Je n’ai jamais su si elle était tombée à cause de moi, ou de sa surprise, ou du sol.

Mais je savais que j’avais cassé quelque chose.

Et que je ne saurais jamais comment le réparer.

Élise avait des jours où tout brillait autour d’elle. On aurait dit qu’elle captait la lumière même quand il faisait gris. Elle arrivait en classe avec des barrettes scintillantes, des idées par centaines et cette façon de parler trop vite, comme si les mots ne voulaient pas rester dans sa bouche. Elle dessinait pendant les cours, écrivait sur ses mains, se levait sans autorisation pour aider quelqu’un à l’autre bout de la salle. Les adultes la trouvaient fantastique. Les enfants, fascinante. Moi, je l’observais. Elle portait la joie comme une grande cape, traînante et colorée, qui faisait du bruit quand elle passait.

Mais il y avait d’autres jours. Des jours où elle entrait sans un mot, le regard collé au sol, les bras serrés contre elle. Elle s’asseyait au fond, loin des fenêtres. Elle ne répondait pas à l’appel. Ne riait à rien. Parfois, elle posait la tête sur son pupitre et restait ainsi jusqu’à ce qu’on la touche. C’était comme si quelqu’un avait enlevé toutes les couleurs, comme si la lumière qui l’animait s’était soudain retournée contre elle. Je ne comprenais pas. Je la regardais de loin, inquiet, mais incapable de l’approcher.

Un après-midi, je l’ai vue parler toute seule dans la cour. Elle marchait en cercle, agitait les bras, hochait la tête. Elle s’énervait. Contre personne. Ou peut-être contre quelqu’un qu’on ne voyait pas. Les surveillants ne disaient rien. Elle était connue pour ses excentricités, et tant qu’elle ne criait pas, on la laissait faire. Mais moi, je sentais qu’il y avait autre chose. Ce n’était pas du jeu. C’était un combat contre quelque chose de plus grand.

Et puis parfois, au milieu d’un jour banal, tout changeait. Elle se remettait à parler, à rire, à courir. Comme si rien ne s’était passé. Comme si son propre monde, cabossé et invisible, l’avait relâchée pour un moment. Ces va-et-vient me fascinaient autant qu’ils me terrifiaient. Je ne savais jamais laquelle d’Élise allait venir. Et je crois qu’elle non plus.

Je repense souvent à ce jour-là. À ce moment précis où mes doigts ont agrippé le papier, et où ses yeux ont changé. Ce n’était pas de la peur. C’était autre chose. Une forme de déception, mais douce, comme si elle venait de comprendre quelque chose sur moi, sur nous, sur cette frontière invisible qu’on avait franchie sans s’en rendre compte.

Ce livret… ce bout de papier absurde, inutile aux yeux du monde, était pour moi d’une valeur inestimable. Et elle l’avait touché, plié, presque arraché. Mais ce n’était pas ça, le vrai problème. Le vrai problème, c’est que je n’avais pas su choisir entre elle et ce qu’elle représentait. J’avais choisi l’ordre, la sécurité, mes règles. Et en retour, j’avais perdu un peu de chaleur humaine que je ne retrouverai plus jamais dans ce format-là.

Avec le recul, je sais qu’elle aussi portait un fardeau. Que son agitation, sa lumière parfois trop vive, ce n’était pas de l’insolence. C’était une lutte. Une tentative d’exister malgré les vagues. Je ne savais pas ça. Je n’avais pas compris que ce désordre apparent était, pour elle, une manière de rester debout. Ce jour-là, j’ai peut-être heurté plus que son coude. J’ai peut-être touché ce noyau fragile qu’elle dissimulait sous sa désinvolture.

Le plastique craqua doucement sous mes doigts.

Je venais de replacer la cartouche dans son boîtier, délicatement, comme on referme une blessure. La lumière, tamisée par les stores, dessinait des lignes pâles sur le mur. Je restai assis au sol, adossé au lit, les jambes repliées, sans bouger. L’air était tiède. Un ventilateur tournait lentement dans un coin, son souffle régulier, presque maternel. C’était là, mon sanctuaire. Mon champ de mines aussi.

Dans cette pièce, chaque objet possède sa mémoire. Une console, un câble, une étiquette un peu déchirée — tout raconte une époque. Et parfois, sans prévenir, une image se glisse entre deux boîtes, comme une rature. Élise. Ses yeux quand elle riait trop fort. Ses silences, les jours de gris intérieur. Son absence, surtout, devenue une présence constante.

Je n’ai jamais raconté cette histoire. Elle dort désormais entre les étagères, entre deux éditions collector, comme un disque rayé qu’on n’ose pas rejouer. Pourtant, parfois, dans le calme du soir, je tends l’oreille. Et je crois encore entendre sa voix.

Presque une question.

Presque une invitation.

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Kuro
Kuro

✅ Créateur du média

✅ Amateur de culture pop, JRPG et retrogaming

✅ À l'âge de 38 ans, mon JRPG préféré demeure Chrono Trigger !

💔 RIP Akira Toriyama, tu resteras à jamais dans nos coeurs...

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