Assis en tailleur devant l’écran cathodique, la manette de la PlayStation 2 en main, je lançai Dragon Quest VIII : L’Odyssée du roi maudit. Dès les premières notes de l’orchestre symphonique, un calme dense m’envahit. Tout devenait plus simple. Plus juste.
Dans le jeu, j’étais ce héros muet — un simple soldat rescapé d’un royaume maudit — accompagné de quelques personnages : Yangus, l’ancien bandit loyal et râleur, Jessica, une magicienne flamboyante mue par le deuil et la colère, et Angelo, un prêtre charmeur aussi habile à l’épée qu’en repartie.
Ensemble, nous traversions des plaines vallonnées, des ruines anciennes, et des villages oubliés, suivant la trace de Dhoulmagus, le bouffon possédé, porteur de malédiction.
Cet antagoniste était un être infâme, capable de tuer avec une aisance glaçante tous ceux qui osaient se dresser sur sa route. Ce bouffon sinistre avait dérobé un puissant sceptre, autrefois scellé dans le château de Trodain par un cercle magique, et s’en était servi pour jeter une malédiction sur le royaume. Son objectif restait obscur au début de l’aventure, mais très vite, il devenait évident qu’il fallait l’arrêter, car il semait la mort et le désespoir partout où il passait — l’avenir du héros et surtout du monde en dépendait.
Dragon Quest obéissait à une logique précise : les combats au tour par tour imposaient leur rythme, chaque action calculée, chaque tour optimisé. Il y avait la tension, cette mécanique qui permettait de se concentrer avant de libérer une attaque plus puissante. Accumuler. Attendre. Frapper au bon moment. Cela me rassurait. Comme une respiration lente et contrôlée dans un monde trop rapide pour moi.
Je m’étais pris de passion pour l’alchimarmite : un chaudron magique dans lequel on fusionnait des objets pour en fabriquer de nouveaux. C’était devenu une obsession. J’alignais les tentatives dans un carnet. Mélanger un diadème avec une queue de lapin, voir apparaître des oreilles de lapin. Cela me faisait rire, me relaxait.
Le temps passait sans que je m’en rende compte. L’après-midi s’étirait comme une nappe chaude. Je n’étais plus dans mon salon. Mes pensées, mes crispations, mes regards fuyants… tout s’éloignait.
Dans cet univers, je n’étais plus ce garçon maladroit, enfermé dans ses routines et ses peurs. J’étais un aventurier, un brave, celui qu’on suit sans discuter parce qu’il ne tremble pas.
Le jeu tournait depuis des heures.
Je venais de vaincre un Boss dans la Taupinière, un Mister Taupe imposant, dont les mouvements lourds et prévisibles s’écrasaient au sol comme des battements de tambour. J’avais tout noté. Les tours d’attaque. Les moments où il fallait que Jessica incante Barrière magique ou qu’Angelo utilise Illusion. C’était logique. Structuré. Apaisant.
En remontant à la surface, alors que l’équipe reprenait la route, le jeu se mit à ralentir. Le soleil couchant inondait les plaines d’une lumière orangée, et la musique — douce, presque mélancolique — me serra le ventre.
C’est à ce moment-là qu’Élise m’est revenue.
Pas en mots. En image. Un après-midi d’été. Un trottoir chaud, une glace au citron dans ses mains. Elle balançait les jambes, assise sur un muret, sa robe claire légèrement soulevée par le vent. Elle riait. Peut-être à cause d’un de mes silences. Peut-être malgré eux. J’étais là aussi, pas très loin, une brique chaude sous moi, les bras serrés autour des genoux. Je ne disais rien. Je n’ai jamais su parler au bon moment.
Pourquoi ce souvenir a-t-il refait surface ici ?
Peut-être à cause des feuilles qui dansaient dans les plaines de Trodain,
ou du chemin de terre battue qui serpentait entre les collines.
Ou de cette quête, absurde et belle, pour lever une malédiction.
Comme si ce monde avait compris ce que je n’osais jamais formuler.
J’ai éteint la console. Lentement. Les voix se sont tues. L’écran est devenu noir. Et mon reflet m’est apparu, pâle et tremblant.
Je suis resté là, pétrifié, la manette posée sur mes genoux, incapable de bouger. Le monde réel, ce foutu monde, m’était retombé dessus.
Et dans ce calme, je n’ai pu m’empêcher de me dire que la vie, elle, ne me laisserait jamais assez de points de compétence pour affronter ce qui m’attendait dehors.