J’avais seize ans, et mon anniversaire, cette année-là, ressemblait à tous les autres. Peut-être un peu plus traditionnel. Un peu plus suspendu dans l’air. Le jour était gris, comme souvent à cette époque. Ni pluie, ni ombre franche. Un ciel éteint, neutre, presque pudique, qui semblait s’excuser.
Je m’étais levé comme d’habitude, à sept heures précises. Ni une minute de plus, ni une de moins. Le réveil n’avait même pas eu besoin de sonner. Mon corps, dressé comme une horloge interne, s’extirpait des draps sans hésitation, dans une chorégraphie muette apprise au fil des années. La lumière grise filtrant à travers les stores me confirmait l’heure, rassurante dans sa constance. Mes pieds trouvèrent automatiquement leurs chaussons, toujours alignés au pied du lit, pointes vers la sortie. Le parquet grinça légèrement sous mes pas, mais je connaissais les zones à éviter pour ne pas réveiller le calme de la maison.
Je tirai les rideaux d’un seul geste, suffisamment pour faire entrer ce qu’il faut d’éclaircie, pas assez pour exposer la pièce à l’extérieur. Puis je passai dans la salle de bain : lavabo, eau tiède, brosse à dents électrique, dentifrice dosé sans débordement. Le miroir me renvoya mon visage neutre, les traits encore tirés, sans surprise, sans événement aucun.
Mes vêtements étaient déjà prêts, soigneusement disposés la veille sur le dossier de la chaise : t-shirt uni, jean propre, chaussettes roulées par paire. Je n’avais pas besoin de réfléchir. Réfléchir, c’était risquer de dévier, de douter, de perdre l’équilibre intérieur. Toute variation, même infime — une étiquette qui gratte, un bouton mal aligné, une manche mal pliée — pouvait déclencher un orage en moi, invisible pour les autres mais ô combien terrifiant de l’intérieur.
Je m’habillai avec une certaine technique. Chaque geste était calibré, répété, millimétré. J’évitais les imprévus. J’évitais ce monde flou où le chaos se glisse à travers les moindres interstices. Cet existant que les autres traversaient avec une aisance qui me laissait, moi, au bord de ce satané vertige.
Mon lit, encore tiède, m’appelait doucement. Mais je n’y retournai pas. Je ne me l’autorisais jamais. Le matin était une rupture, un passage sans retour. Remonter sous les draps, c’était admettre la faiblesse, céder à la tentation du refuge, et risquer de voir s’effondrer le peu de structure qui me maintenait debout. Je refermai la porte de ma chambre avec cette prudence rituelle, comme on referme une boîte faite de cartons plumes. Et je descendis sans bruit, dans le néant chaleureux de mon lieu de vie.
Mes parents ne dirent rien. Ou plutôt, ils dirent juste ce qu’il fallait. « Bon anniversaire fiston ! » Une phrase placardée comme un cachet sur un colis. Mon père attrapa sa veste et sortit. Ma mère était déjà en train de trier des papiers sur la table du salon. Ils faisaient des efforts, je le savais. Mais parfois, des gestes aussi doux soient-ils pouvaient tout aussi bien sonner faux.
J’étais toujours ce garçon solitaire. Celui qui marche seul dans les couloirs, tête légèrement baissée, cartable tenu à deux mains comme un rempart. Celui qu’on remarque à peine, ou qu’on oublie aussitôt. Celui qui écoute seul, mange seul, s’assoit seul au fond de la salle ou près de la fenêtre, là où le monde paraissait un peu plus lointain. Le néant m’accompagnait comme une présence rassurante, étouffante parfois. Il n’y avait pas de bousculade autour de moi, pas de rires partagés, pas de discussions dans le vacarme de la cantine. Rien qu’une bulle. Ma bulle.
Mais j’étais aussi celui qui rendait des devoirs impeccables, toujours propres, alignés, sans rature, sans hésitation. Celui qui levait la main juste ce qu’il faut — jamais trop, pour ne pas se faire remarquer, mais assez pour que les professeurs s’en souviennent. Celui qui rangeait sa copie double avec un tracé presque militaire, comme si chaque geste avait pour but de masquer le tumulte intérieur. Les enseignants disaient que j’étais « brillant », avec parfois une ombre d’inquiétude dans la voix, comme si cette brillance cachait quelque chose qu’ils n’arrivaient pas à nommer. Le CPE disait que j’étais « calme », sans jamais chercher à comprendre ce que cette quiétude dissimulait. Et les autres élèves… les autres ne disaient rien. Ou peut-être murmuraient-ils parfois, mais je n’osais pas écouter.
Et pourtant, je les regardais. Tous. Ceux qui riaient trop fort, ceux qui se chamaillaient à la sortie des cours, ceux qui partageaient des secrets sur un banc ou des bonbons au fond du sac. Je les regardais vivre cette vie qui m’échappait. Et parfois, la jalousie me mordait si fort que j’en avais mal au ventre. Une envie sociale silencieuse, honteuse, dissimulée derrière un visage impassible. J’aurais voulu, moi aussi, qu’on m’appelle par mon prénom dans le couloir. « Lucas, tu viens ? » Qu’on m’attende à la fin d’un cours, qu’on me confie un chagrin ou une blague stupide. J’aurais voulu, au moins une fois, sentir que j’existais autrement que par mes résultats.
Mais il n’y avait que la réclusion. Une solitude qui collait à la peau, qui pesait dans la poitrine comme un poids trop lourd à porter. Elle s’insinuait partout : dans les récréations, dans les anniversaires non fêtés, dans les messages jamais reçus. Et malgré tous mes efforts pour rester droit, pour être « parfait », je restais invisible aux yeux de ceux dont j’aurais tant voulu croiser le regard.
Il y avait pourtant des jours où j’aurais voulu exister un peu plus. Pas beaucoup. Juste assez pour qu’on me voie sans me questionner. Pour qu’on me reconnaisse sans me déranger. Mais ce monde était trop bruyant, trop rapide, trop fluctuant. Alors je gardais mes règles, mes rituels, mes refuges. Et quand ça débordait, je griffonnais dans mes carnets. Des plans, des listes, des cartes de jeux vidéo que je dessinais de mémoire, pour me souvenir que quelque part, il existait ces lieux où tout était plus simple.
Le soir venu, ma mère prépara un gratin de pâtes. C’était sa façon à elle de marquer le coup, sa définition intime de ce qu’elle appelait un « repas festif ». Il n’y avait pas de gâteau, pas de bougies. Juste ce plat fumant, doré sur le dessus, un peu trop croustillant parfois. Je l’avais mangé des dizaines de fois, peut-être même des centaines, et pourtant ce soir-là, il avait un goût étrange, entre l’effort et l’habitude. J’en ai repris deux fois, comme toujours, pour éviter les remarques, pour maintenir le semblant d’événement familial. Manger avec application, faire mine d’apprécier, remercier d’un sourire léger. C’était mon rôle, celui que je connaissais par cœur.
La table était silencieuse, sauf pour les bruits habituels des couverts contre les assiettes. Mon père se leva un instant, puis revint avec un petit paquet dans les mains. Il me le tendit sans un mot, simplement accompagné d’un léger hochement de tête. Le papier cadeau était soigneusement replié, tenu par un scotch discret, un motif de rayures sobres, comme s’il avait voulu que ce geste reste discret, presque effacé. Pourtant, il n’avait rien d’anodin.
Rectangulaire. Compact. Je le sentis immédiatement. Ce format, je le connaissais. Mon cœur manqua un battement. Un jeu. Une boîte de jeu vidéo. Il n’y avait pas besoin d’autre indice. Le poids, la forme, cette sensation particulière au creux des mains… Ce genre de cadeau n’apparaissait que dans les grandes occasions — un Noël, un exploit scolaire, ou un anniversaire. Il avait quelque chose de sacré, presque fantastique.
Je le regardai longuement avant de l’ouvrir, comme pour prolonger l’attente, ou peut-être pour m’assurer que c’était bien réel. Mes doigts se mirent à déchirer lentement le papier, coin par coin, avec une minutie excessive, celle qui me ressemblait. Le souffle court, la poitrine serrée. C’était comme ouvrir un fragment de rêve, un petit morceau de ciel, d’éternité.
Je fis glisser le papier avec précaution. Le carton apparut enfin, lisse, intact, comme neuf. Le souffle me manqua un instant. Mes doigts effleurèrent la jaquette, puis s’y accrochèrent. Il y avait quelque chose de familier. Une image, une teinte, un éclat de mémoire. Mon regard s’attarda sur les détails : le titre, les couleurs, les personnages. Mon cœur se serra sans que je sache exactement pourquoi. Une impression ancienne revenait en surface, tapie dans les replis du souvenir.
Je restai fixe un instant, tenant le jeu sans vraiment le voir. Puis, lentement, quelque chose s’imbriqua. Une sensation, une scène. Des doigts qui tournaient un livret. Des gestes un peu maladroits. Une voix. Une chambre d’enfant. Un été. C’était flou, diffus, mais ça remontait, avec lenteur, avec force. Une émotion indistincte, mélange de honte, de colère, de fascination.
Et là, au creux de mes mains. C’était lui. Celui que j’avais autrefois montré avec fierté. Celui dont le livret s’était froissé dans des mains qui n’étaient pas les miennes. Celui qui m’avait blessé sans qu’on le voie. Celui qu’elle avait tenu — Chrono Trigger, oui, celui d’Élise. Mais cette fois-ci en français.
Je restai un instant sans rien dire. Mon regard balayait la jaquette comme s’il cherchait une fissure, une trace de cette blessure passée. Mais il n’y avait rien. C’était une version comme neuve, intacte, comme si les années écoulées n’avaient jamais eu lieu. Comme si le monde m’autorisait enfin à rejouer l’histoire à partir d’une page blanche.
Mes parents pensaient sûrement me faire plaisir. Peut-être avaient-ils oublié. Peut-être ignoraient-ils tout. Ils savaient que j’aimais les JRPG. Ils ne savaient pas combien celui-ci comptait. Combien il pesait. Je ne leur en voulais pas. Mais un poids se forma dans ma gorge, écrasant et douloureux.
Je me retirai dans ma chambre après le dessert. Je posai le jeu sur mon bureau, sans l’ouvrir. Je le regardai longtemps, comme on observe une porte que l’on n’ose pas franchir.
Élise.
Je la croisais encore, parfois, dans les couloirs du lycée. Elle avait grandi elle aussi. Ses cheveux étaient plus longs, plus sombres. Son rire résonnait souvent. Elle était entourée. Vivante. Heureuse, peut-être. Ou assez forte pour en donner l’illusion.
Elle ne me parlait plus. Quand on se croisait, elle hochait la tête simplement, comme pour saluer un vestige du passé.
Je repensais à ces après-midis passés ensemble, à sa voix, à ses mimiques. À la lumière dans ses yeux quand elle récitait des poèmes, aux fragments de fragilité que j’avais su percevoir malgré tout. Nous n’étions que deux enfants perdus sans poussière de fée. Mais quelque chose, ce jour-là, s’était éteint. Et je ne savais toujours pas à qui revenait la faute…